Le futur est-t-il le même pour tous...?
Je remarque parfois que les mots constitués d’un préfixe “Afro” peuvent effacer les nuances et différences que peuvent constituer les mondes noirs et les mondes africains. En effet, tout mettre dans le même panier devient réducteur surtout lorsqu’il s’agit d’étudier un sujet identitaire et sociologique aussi vaste et complexe.
J’ai eu cette impression lorsque j’ai commencé à étudier les différents ouvrages littéraires traitant des conceptions futures de l’Afrique. Évidemment, je me suis intéressée à la vision la plus lointaine et créative, de mon point de vue, où le champ des possibles n’a pas de limites, soit la science-fiction. Le terme "Afrofuturisme" s’est donc imposé à moi.
Couverture de l'album de l'artiste Janaelle Monae
Que fût grande ma surprise lorsque je parcourais le profil instagram de Nnedi Okorafor, auteur de livres de science-fiction, qui publiait sur un post en gros caractères : “I do not write afrofuturism. I write africanfuturism.” Étant très sensible au regard des auteurs sur ce qu’ils veulent transmettre dans leur écriture, j’ai voulu comprendre la différence qu’il existait entre ces deux termes. Mais avant de les comparer, je vous propose quelques définitions de ces termes.
Le terme d’Afrofuturisme a été inventé par l’auteur américain Mark Dery en 1994, dans son essai “Black to the Future”, mais, ce style est apparu aux environs des années 60 avec le roman de science-fiction “Nova” de Samuel R Delany où le personnage principal est d’ascendance sénégalaise. L’Afrofuturisme se développe à travers un mouvement artistique pluridisciplinaire défini par Mark Dery comme “l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Afro-américains”.
C’est ainsi que certains événements comme l’apparition de l’actrice Nichelle Nichols dans la série Star Trek ont été vécus comme un événement majeur de l’Afrofuturisme. Quant au Jazzman, Sun Ra, qui se prétendait une origine extraterrestre, il marquera l'Afrofuturisme en incarnant une sorte de prophète mystique envoyé sur terre pour libérer les Afro-américains de l’oppression. Finalement, l’œuvre Afrofuturiste qui aura marqué le plus les esprits ces dernières années sera sûrement le film Black Panther de Marvel qui propose l’exploration d’un monde africain future qui se développe grâce à la maîtrise de sa technologie, et qui finalement décide de s'ouvrir aux Afro-américains pour les soutenir dans leur émancipation. Un film bien intéressant dont l’analyse porte à débat sur l’objet de sa conception.
C’est à ce moment que la réflexion doit nous animer. Devons-nous considérer l’Afrofuturisme comme la projection d’un groupe de personnes noires dans un espace futuriste avec des soucoupes et des lumières cosmiques provoquant des crises épiléptiques… ? J’espère bien que non…
En effet, les projections futuristes de la communauté Afro-américaine et de la communauté Noire africaine se révèlent distinctes, car elles partagent des réalités culturelles et identitaires différentes. De plus, chacune a un lien singulier avec l’Afrique. La lecture de la projection africaine dans un futur lointain sera toute autre. C’est ici qu’intervient le futurisme africain.
Le futurisme africain peut se scinder en deux sous-catégories :
Premièrement, comme une sous-branche de la science-fiction fondée sur des réalités culturelles africaines comme le fait Nnedi Okorafor dans son livre “Qui a peur de la mort”. Dans ce livre, nous sommes projetés dans une Afrique post-apocalyptique où l’héroïne arrive à accomplir sa destinée en se réappropriant des pouvoirs magiques après un parcours initiatique. L'auteur insiste sur le fait que le futurisme africain est une branche de la science-fiction écrite par des afro-descendants qui enracinent leur récit en Afrique pour l’Afrique à travers une lecture africaine de leur environnement.
Deuxièmement, comme un mouvement de réflexion sur l'avenir de l’Afrique sans refuser sa réalité actuelle. Felwin Sarr a développé ces idées dans son livre “Afrotopia” où il propose une construction de l’Afrique basée sur une acceptation et valorisation de ce qu’elle est aujourd’hui sans réfuter l’histoire passée et sans dévaloriser sa place dans l’ordre mondial. Dans “Rouge impératrice”, un roman de Léonora Miano, celle-ci propose le récit d’un pays imaginaire africain en 2124 submergé par l’immigration européenne. Elle nous décrit une confédération de pays africains qui s’est reconstruite à partir de ses propres réalités identitaires et qui définit son identité et le monde à travers son propre regard. Une invitation à penser ce que la décolonisation de nos imaginaires pourrait offrir.
Léonora Miano émet ainsi une critique du terme Afrofuturisme comme tel: "Dans l'Afrofuturisme, c’est le terme futuriste qui me dérange. Le futurisme, c’est un courant littéraire européen qui a des codes bien particuliers. Je ne crois pas qu’il suffise de mettre "afro" ou autre chose devant pour que la notion perde son identité. Moi, je n’ai pas envie d’imaginer que l’Afrique n’a pas été colonisée, qu’elle n’a pas connu les déportations transatlantiques ni les traités transsahariens. L’Afrique existe précisément sous le nom “Afrique” parce que ces événements ont eu lieu."
L’Afrofuturisme et le futurisme africain apparaissent comme des notions distinctes qui répondent à des problématiques différents car issus de populations qui sont confrontées à des réalités différentes. Mais ce qui est intéressant dans ces deux mouvements est qu’ils sont une proposition à l’imaginer ce qui parait impossible aujourd’hui mais qui sera peut-être possible demain.
Et comme dit Léonora Miano (encore une fois désolé …) “Je n’ai pas envie de fuir mon histoire, ce qui m’intéresse surtout aujourd’hui, c’est voir ce que je peux en faire.”
Bibliographie:
- Mbembe, Achille. “Afrofuturisme et devenir-nègre du monde”, Politique africaine, vol. 136, no. 4, 2014, pp. 121-133.
- Lagarde, Yann. "L'Afrofuturisme, une esthétique de l'émancipation”, France Culture, 06/09/2019.
- “Qu’est-ce que l’Afrofuturisme, et comment peut-il changer le monde ?, One.org, 25 mai 2018
- Okorafor, Nnedi. “Africanfuturisme Defined”, 19 octobre 2019, http://nnedi.blogspot.com/2019/10/africanfuturism-defined.html