Article rédigé par Mohamed Lamine diaby
Ce livre est donc un appel général, pressant et presque tendu, à reprendre de vieux combats jamais clos et à en engager d’autres qu’appelle le nouveau siècle, ce qui, inévitablement, revient à brouiller et à effacer des lignes afin de pouvoir en tracer d’autres.
Une première lecture pour savoir. Une seconde pour comprendre. Appréhender ”Ecrire l’Afrique-Monde” n’est pas chose aisée. Des concepts philosophiques, des termes “intellectuels”, une orientation très théorique font que les différentes contributions sont difficiles à saisir au premier abord.
C’est en prenant le temps d’étudier les propos, non de simplement lire, que se révèle à nous la profondeur des écrits et la justesse des mots.
“Écrire l’Afrique-Monde” est un ensemble de contributions de différents auteurs qui se sont réunis pour réfléchir sur l’Afrique.
Du philosophe à l’économiste en passant par le psychologue, les nombreux experts apportent chacun une pierre à cet édifice de construction-reconstruction de la pensée africaine.
“Le nouveau siècle s’ouvre sur deux déplacements historiques majeurs. L’Europe ne constitue plus le centre du monde même si elle en est toujours un acteur relativement décisif. L’Afrique, pour sa part – et le Sud de manière générale –, apparaît de plus en plus comme l’un des théâtres privilégiés où risque de se jouer, dans un avenir proche, le devenir de la planète”
Il s’agit de saisir, par opportunisme, la balle au bond. De s’inscrire dans ce mouvement de transformation au cours duquel et à l’issue duquel l’Afrique a toute sa place.
“Le temps de l’Afrique est inséparable du temps du monde, et la tâche de la création est d’en précipiter l’avènement”
L’un des thèmes majeurs des différentes contributions est celui de l’universalisme et de la modernité. Les auteurs critiquent l’imposition jusqu’à présent d’une vision du monde, d’un mode de production de la pensée exclusivement occidental. Cette imposition s’est notamment faite par le biais de la colonisation.
“La modernité coloniale fonctionne en effet en disqualifiant autant les connaissances indigènes que leur base philosophique. Elle y substitue les siennes propres ou les réinvente, usant et abusant de sa syntaxe”.
On comprend ici que pour construire la pensée africaine, il est nécessaire de se soustraire de cet universalisme occidental, imposé plus qu’adopté. Il est nécessaire de se réapproprier son histoire et surtout la manière de lire celle-ci.
“Décoloniser le savoir, c’est inventer d’autres formes de vie du savoir qui ne prolifèrent pas sur la différence coloniale et y mettent un terme.”
Il faut donc décoloniser les savoirs. “Penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes” nous dit Souleymane Bachir Diagne. Dans cette reconfiguration en cours du monde, c’est un impératif. C’est une exigence nécessaire car permettant à l’Afrique de se prévaloir de ses particularités, de ses connaissances propres, issues de son histoire et de son expérience.
“...il est fondamental de se démarquer de la vision européocentriste et impérialiste du développement, afin de trouver une voie africaine et originale qui intégrera toutes les dimensions de l’être-au-monde-de-l’homo-africains dans une logique de progrès politique, économique et socioculturel”
Ce travail ne doit toutefois pas pousser à l’isolement, même si la tentation est grande. Souleymane Bachir Diagne reprend ici Césaire en considérant que penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes “n’est pas séparatisme, mais quelque chose qui s’effectue dans la visée d’une civilisation de l'universel".
Produire un savoir proprement africain, c’est apporter une richesse au monde, à l’universel. C’est faire partie d’un tout, en apportant sa contribution.
En effet, l’Afrique fait partie de cet ensemble plus vaste qu’est le monde. Et c’est notamment pour déconstruire l’idée contraire que cet ouvrage a vu le jour.
“C’est aussi une certaine manière de penser que nous voulons congédier - celle qui, des siècles durant, a tenté de faire croire que l'Afrique constitue un monde à part, un hors-monde”.
Ces contributions sur la place de l’Afrique dans le monde, s'accompagnent d’autres tout aussi intéressantes.
Hourya Bentouhami nous livre une réflexion sur la condition psychologique de l’africain. “Comment peut-on ne pas vouloir sortir de son africanité ou de sa négritude alors que tout parle à charge contre ces identités ?” se demande-t-elle. Elle y détaille les processus psychologiques en cours chez la conscience de l’opprimé et, en s’appuyant sur Steve Biko et Malcolm X, expose des moyens de se libérer de la servitude.
“C’est donc à la sortie hors de la zone de non-être, de la zone de toute négation existentielle que doit œuvrer l’opprimé pour véritablement se libérer des chaînes de la servitude, ce qui suppose de se réapproprier le sens de sa valeur, de son intériorité, et d’expulser ce qui en elle lui est hostile et résiste à l’autonomisation de la conscience”.
La naissance des nouvelles voies africaines exige un travail multidirectionnel. Un retour dans le passé qu’il faut décortiquer et débarrasser de ce qui sonne faux, un travail de libération de la conscience qu’il faut continuer et la construction de cette utopie qu’il faut se dépêcher de créer véritablement.
“Ecrire l’Afrique Monde” regorge de réflexions philosophiques, psychologiques, économiques. L’ouvrage constitue une base de réflexion pour envisager ces perspectives nouvelles, explorer ces chemins jusque-là inaccessibles, jusque-là invisibles, dissimulées par un environnement psychologique troublé, meurtri. Il est en cela une première pierre, parmi les nombreuses autres premières pierres, pour l’émergence d’une pensée africaine immaculée, libérée de ce qui l’entrave. Une pensée africaine à portée universelle.
Les Ateliers de la pensée
“Ecrire l’Afrique-Monde” paraît en 2017 à la suite de la première édition des Ateliers de la pensée qui s’est tenu au Sénégal du 28 au 31 octobre 2016. Sous la direction de Felwine Sarr et Achille Mbembe, l’ouvrage rassemble les contributions d’une trentaine d'intellectuels réunis pour réfléchir sur le présent et l’avenir de l’Afrique dans un monde en pleine mutation. Ils traitent notamment de la décolonialité, la place de l’Afrique dans le monde et l’estime de soi.