
Du 30 janvier au 2 février 2025 s’est tenue la troisième édition du Festival du Livre Africain de Marrakech, plus connu sous le nom de FLAM. Les festivals littéraires africains ne faiblissent plus, et la littérature du continent est, année après année, mise en lumière comme jamais auparavant. Je pense notamment au Salon du Livre Africain de Paris, dont le succès est désormais incontestable après quatre éditions, aux 72 heures du livre en Guinée, à l’Aké Arts and Book Festival au Nigeria, au Macondo Literary Festival au Kenya, à la Mogadishu Book Fair en Somalie ou encore au Time of the Writer Festival en Afrique du Sud. Nous vivons véritablement une époque vibrante, marquant le renouveau de la littérature africaine.
C’est au Maroc que j’ai eu l’opportunité de prendre part à ces célébrations, qui ont duré quatre jours à Marrakech, et l’affluence était au rendez-vous. Parmi les invités de marque, on retrouvait Felwine Sarr, Rokhaya Diallo, Maboula Soumahoro, Mohamed Mbougar Sarr, Rodney Saint-Éloi, Christiane Taubira, Mamadou Diouf, Emmanuel Dongala, et bien d’autres figures emblématiques de la pensée et de la littérature africaines.

Cette édition fut l’occasion de mettre en perspective la vision africaine et afro-descendante du monde : la manière de l’habiter, de le penser, de l’éprouver dans nos esprits et nos corps, en tant que femmes, en tant qu’humains, en tant qu’universels. Mais aussi, d’interroger l’histoire des luttes – qu’elles soient historiques ou sociétales – qui nous permettent de nous écrire à travers la force des mots, des littératures et des esprits qui façonnent nos sociétés en perpétuelle évolution.
Frantz Fanon, une pensée toujours actuelle
Le samedi, jour de ma présence, mon esprit a été profondément éveillé par les discussions autour de la pensée de Frantz Fanon. Je me souviens de l'avoir découvert tardivement, durant les années de confinement, et avoir lu Les Damnés de la Terre ligne après ligne, page après page, comme une révélation. Comprendre l’intrusion des mécanismes coloniaux dans l’esprit du colonisé, mais aussi du colon, fut un bouleversement intellectuel. Ce virus de l’aliénation, inscrit d’abord dans nos mentalités, laisse ensuite ses traces dans les institutions, les systèmes politiques et économiques. Puis vint la lecture de Peau noire, masques blancs : une première fois, puis une deuxième, une troisième… Un livre dont la brièveté contraste avec la densité phénoménale de sa pensée.
La pensée de Frants Fanon à l’épreuve du temps: tel était le titre de la première table ronde. Felwine Sarr y a retracé le parcours de Fanon, qui eut ses premières révélations littéraires sur les bancs de classe d’Aimé Césaire. Nous connaissons Fanon en tant que psychiatre, essayiste, mais dramaturge ? Peu le savent. Ce fut l’occasion de lever un coin du voile sur les mystères qui entourent encore cet homme.
Rokhaya Diallo a ensuite pris la parole pour souligner l’importance de la psychiatrie et de la prise en compte de la santé mentale des populations minorisées dans un cadre d’oppression, visible ou invisible. Elle a évoqué la manière dont cette déshumanisation justifie encore aujourd’hui des violences structurelles, souvent perçues par les dominants comme de la "victimisation". Elle a également abordé le cas de Bouna et Zyed, ainsi que le manque de considération des douleurs des personnes racisées dans le milieu médical. Ce refus d’accepter la réalité d’institutions et de pays qui se targuent de valeurs humanistes, mais ne les appliquent pas à tous, souligne à quel point l’œuvre de Fanon résonne toujours avec force.
Rodney Saint-Éloi, par une histoire intime, a partagé la source de son estime de soi dans un monde qui ne le voyait que comme un être insignifiant, un déchet humain. Il a évoqué le regard de sa grand-mère, celle qui le décrivait comme beau, grand, merveilleux. "C’était moi son prince, son tout." Ce furent ces mots, face aux injures et aux humiliations, qui lui permirent de se tenir droit et d’affirmer : "Si vous cherchez un nègre, vous vous trompez. Je suis un prince."

Et c’est là toute la clé : ce regard aliénant, qui vous remet instantanément à un position inférieure et déterministe, ne pourra être brisé que si nous changeons le regard que nous portons sur nous-mêmes et faisons taire celui des autres. Comme l’a souligné Felwine Sarr, "Libérer l’homme noir de lui-même et des déterminations qui lui ont été imposées est une nécessité. Mais tant que nous construisons sur des bases coloniales, cela ne fonctionnera pas." Abdourahman Waberi a conclu en affirmant que nous sommes encore enfermés dans "l’asile colonial".
Fanon disait que la violence libère et réhabilite. La colonisation étant un acte de violence, il faut une violence plus grande encore pour la déconstruire. La décolonisation est un chaos absolu, un processus de refonte totale qui ne peut être négocié. Mais cette violence est toujours perçue différemment selon qu’elle émane du dominant ou du dominé. Car le pouvoir refuse de voir sa propre violence comme point de départ, préférant pointer du doigt la réaction du dominé, qu’il qualifie aussitôt de "violence". Ainsi, les antiracistes deviennent les racistes, selon cette rhétorique perverse.
Un hommage vibrant à Fanon et Taubira

Le parcours de Fanon nous rappelle aussi ses zones d’ombre, ses angles morts, ce qui le rend d’autant plus humain. À la fin de sa vie, son retour en Algérie fut un acte chargé d’une nostalgie irrésolue, mais aussi le symbole de son engagement panafricain.
Ainsi, la pensée d’hier réapparaît sans cesse dans nos débats contemporains, car le temps du changement est encore loin – mais pas impossible. Ce fut un bel hommage à sa mémoire, présenté par des Africains, ses héritiers légitimes, ici au Maroc, une terre pleinement africaine. Ce festival nous rappelle le fruit de ces combats, les avancées réalisées, et surtout la force des voix africaines qui continuent de se lever pour clamer haut et fort leur liberté.
Ce jour-là, l’hommage à Fanon a touché plus d’un cœur. Puis la journée s’est clôturée par une célébration de Christiane Taubira, une femme toujours parmi nous, toujours ambassadrice des valeurs humanistes prônant la liberté et l’égalité, toujours défenseuse des causes des opprimés, de la cause noire, de la cause des femmes.
J’étais heureuse de la voir célébrée. Heureuse d’avoir été là. Heureuse de nous voir unis. Heureuse de constater que notre génération s’approprie son héritage, le comprend, le célèbre et le poursuivra. En mémoire des luttes du passé, en confiance dans le présent, et avec foi dans les réalisations de demain.
Merci Marrakech. Et à bientôt pour honorer encore et toujours la pensée africaine, portée par ses héritiers, désormais libres.

Recommandations de lecture :
Film :
- Frantz Fanon, une vie, un combat, une oeuvre. (Frantz Fanon: His Life, His Struggle, His Work). Cheikh Djemai, réalisateur. 2001 (en français), 52 min
Littérature:
- Le contrat racial, Charles Mills. Montréal: Mémoire d’encrier, , 2023
- Les damnés de la terre, Frantz Fanon. Paris: La Découverte, 1961
- Frantz Fanon, Figure emblématique du XXe siècle à l’épreuve du temps, sous la direction de Maurice Amuri Mpala-Lutebele et Antoine Tshitungu Kongolo. Paris: L’Harmattan, 2016. Avec des essais de : Christiane Chaulet Achour, Nancy Ali, Willy Maloba Kal’A Binene, Seloua Luste Boulbina, Hirofumi Ibaragi, Jean Khalfa, Antoine Tshitunugu Kongolo, Léon-Michel Ilunga Kongolo, Diane Lufunda Matedi, Maurice Amuri Mpala-Lutebele, Muepu Muamba, Déogratias Ilunga Yolola Talwa et Hanétha Vété-Congolo.
- Sur Fanon, sous la direction de Bernard Magnier. Montréal: Mémoire d’encrier, 2016. Avec des essais de : Kaouther Adimi, Mohammed Aïssaoui, Alfred Alexandre, Jacques Allaire, Kebir Ammi, Tahar Bekri, Yahia Belaskri, Souâd Belhaddad, Lamia Berrada-Berca, Patrick Chamoiseau, Gerty Dambury, Jean Durosier Desrivières, Bios Diallo, Soeuf Elbadawi, Nathalie Etoké, Romuald Fonkoua, Gyps, Salim Hatubou, Mustapha Kharmoudi, Dominique Lanni, Danièle Maoudj, Valérie Marin La Meslée, Bernard Magnier, Daniel Maximin, Arezki Metref, Fiston Mwanza Mujila, Makenzy Orcel, Khaled Osman, Raharimanana, Rodney Saint-Éloi, Sunjata et Véronique Tadjo.
Et pour écouter la voix de Frantz Fanon 🧡
- Conférence de Frantz Fanon au congrès international des écrivains et artistes noirs, audio de 37 minutes (INA).