Article rédigé par Meriyem KOKAINA
"Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir"
Fanon de son parcours de médecin psychiatrique nous offre une des analyses les plus précieuses sur la psychologie humaine aux temps coloniaux. Né en Martinique où il y grandit et soutient sa thèse, son intuition finit par naturellement le guider en terre algérienne, en pleine guerre d’indépendance. Engagé de nature, il est sensible à tout combat prônant la dignité de l’homme.
Frantz Fanon
De son écriture perçante, parlante et perturbante, il nous offre Les Damnés de la terre, un exemple parmi ses ouvrages, où tous, ont participé activement à l’émancipation de l’homme colonisé.
A travers l’exemple de l’Algérie et l’histoire de sa décolonisation, il analyse les conséquences de la domination sur l’esprit des peuples. Page après page, il lève le diagnostic des esprits opprimés, criblés de séquelles conscientes comme inconscientes pour nous guider vers le chemin de l'émancipation psychologique et politique.
“La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d'inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire”
Il est vrai qu'aujourd'hui, la question de la construction d’un nouvel imaginaire commun libéré des ravages de la domination coloniale sur l’esprit des peuples est au cœur du débat. Cette lecture se fait donc centrale car elle accompagne la compréhension de certains comportements encore héritiers de cette époque, qui érigent et fondent encore les rapports entre anciennes forces coloniales et anciennes forces dominées.
Il explique que la domination coloniale s’est faite certes par la force mais surtout par le remodelage de la pensée du colonisée, en l’infériorisant face au colonisateur qui lui, s’érige comme un être fort, dominateur, exemplaire...comme supérieur. Remodelage de la pensée qui passe par la culture, l’histoire, les liens sociaux, les croyances etc… soit l’ensemble du système social préétabli.
“L’Église aux colonies est une Église de blancs, une église d'Étrangers. Elle n’appelle pas l’homme blanc colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, voix du maître, dans la voie de l’oppresseur.”
Et c’est par cette violence, que l’oppression s’érige en modèle chez l’ancien opprimé qui ne souhaite qu’une chose, dominer à son tour pour ne plus être dominé. Dominer politiquement, psychologiquement et économiquement. Les premiers, ne seront autres que l'élite des peuples colonisés.
“Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur”
Le projet colonisateur insuffle sa continuité dans l’esprit de cette élite, fruit colonial qui ne fait que renforcer le fantôme de sa nouvelle éducation adoptive.
Conséquence fondamentale: l’ancien dominé, devenu dominateur, cette élite des peuples colonisés, formée par l’oppresseur, n’a que fossé entre elle et le peuple, où seule la séparation fait office de lien. Le gouffre ne fera que se renforcer entre ces nouveaux dirigeants apportant une vision bien intéressée qui ne servira en rien à la jeune nouvelle patrie mais, répondant davantage à l’exercice de l’ancien colon.
“Il est clair que la bourgeoisie nationale ne s’inquiète guère de ces accusations. Branchée sur l'Europe, elle demeure fermement résolue à profiter de la situation. Les bénéfices énormes qu’elle retire de l’exploitation du peuple sont exportées à l'étranger.”
Il dénonce, ces partis, et faux héros de la nation, voraces et intéressés qui ne laissent chemin à l’émancipation du peuple, à la fondation de cette nation nouvelle. Ceci dans le but de contrôler et de dominer comme ils l’ont été anciennement par les colons.
“Le parti au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit.”
Ainsi, au delà de l’héritage sombre de la colonisation sur l’esprit des colonisés, l'absence de projet collectif par la bourgeoisie, qui s’en tient au projet vide qu’elle représente.
“La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la conséquence de la mutilation de l’homme colonisés par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoise nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit”
De cette fine analyse que nous offre l'oeuvre de Fanon, nous est décrit le chemin d’une émancipation plus forte, plus ancrée, qui donne la voix à la construction d’un projet de société et à une éducation intrinsèque et politisée des jeunes pour une nation qui se détachera des liens encore existants du colonialisme.
“Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles que l'Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire; des siècles au nom d’une prétendue “ aventure spirituelle” elle étouffe la quasi totalité de l’humanité. Regardez-la aujourd’hui basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle. “
Une lecture précieuse, pour tout ceux qui veulent comprendre et construire le chemin de cette émancipation, fondamentale à la redéfinition de notre imaginaire commun qui reste encore à ces prémisses...