Avec une plume vibrante et une narration qui capte les échos du passé, Ngugi wa Thiong'o nous livre, dans "Les Neuf Parfaites", une traversée temporelle ciselée dans les racines de la culture Gikuyu (également appelée Kikuyu). Le grand auteur kényan invite ses lecteurs à une révérence littéraire devant la mythologie et l'histoire qui ont façonné l'identité de l'une des principales communautés de son pays.
Dès les premières lignes, Ngugi wa Thiong'o interpelle par la voix du mythe :
“ Je vais vous raconter l’histoire de Gikutu et Mumbi
Et de leurs filles, les Neuf Parfaites,
Matriarches de la dynastie de Mumbi,
Fondatrices de leurs neuf clans,
Progénétrices d’une nation”.
Cette toile de fond mythologique est habilement tissée dans "Les Neuf Parfaites", une œuvre récemment publiée en français chez Présence Africaine en septembre 2023, après sa première parution en anglais en 2020.
Une esquisse historique s'impose pour enrichir notre compréhension de cette mythologie. Les Gikuyus, majoritaires au Kenya, ont constamment influencé l'histoire de leur nation. Dans les années 1950, ils se levèrent contre l'oppression coloniale britannique, déclenchant la révolte Mau Mau, qui se solda par une répression brutale. Notons aussi que Jomo Kenyatta, militant indépendantiste et premier président de la République du Kenya, était lui-même Gikuyu.
Quant à l'auteur Ngugi wa Thiong'o, illustre représentant de la littérature africaine, il n'a cessé d'être salué pour son engagement politique et son combat pour la préservation des langues africaines dans la littérature. Ses œuvres sont toujours très attendues, et il est régulièrement pressenti pour le prix Nobel de littérature.
L'origine du monde
"Les Neuf Parfaites" marque un retour à l'essentiel : l'origine de son peuple et la genèse de sa nation. Le roman débute avec l'odyssée de Gikuyu et Mumbi, errant dans un monde naissant, façonné par des forces telluriques, avant de s'établir sur le mont Mukuruweini. Face à l'émerveillement de la création, ils entonnent une louange à la vie, à la beauté du monde, dans un passage de poésie.
"Les fleurs reflètent ta gloire,
La flore, la faune, les oiseaux,
Et les créatures des fleuves et des lacs,
Toute la Création reflète ta gloire.
Nous avons écouté et entendu ta voix.
C'était toi qui nous disais que tu nous avais confié
Cette beauté pour que nous en prenions soin et l'aimions, Car elle manifeste ta gloire."
La mission de Gikuyu et Mumbi est de donner naissance aux Neuf Parfaites, futures matriarches des clans Gikuyu. Chacune incarne un idéal, une valeur, un talent distinct. De la bonté désintéressée de Wanjiru à la ruse sage de Wangari, sans oublier Warigia, souvent omise, mais non moins essentielle, chaque nouveau clan Gikuyu portera les traits de sa matriarche respective.
Le début d'un voyage initiaque
Le roman se déploie autour du récit de ces femmes exceptionnelles et de leurs 99 prétendants, venant des quatre coins du continent. Tous débuteront une quête périlleuse pour conquérir la main des belles Parfaites. À travers cette épopée, Ngugi wa Thiong'o nous plonge dans un monde où les conflits et les défis abondent, et où l'unité et le courage sont mis à l'épreuve. Des ogres, grands obstacles de leur parcours, seront les symboles des vices humains et seront vaincus par l'esprit de justice, de sagesse et de lumière.
“Le voyage de la vie n'est pas un raccourci vers la connaissance; c'est un long processus d'apprentissage. On ne peut l'accélérer, et on ne peut pas l'accomplir seul.”
Homme Kikuyu
La trame narrative se resserre autour des Neuf et de leurs prétendants, où seuls 19 survivront, mais seuls 10 mériteront d'unir leur destin à ces femmes exceptionnelles. Cependant, le véritable tournant survient lorsque Warigia, éprise de Kihara, choisit de briser les attentes pour suivre son propre chemin, symbolisant ainsi la liberté individuelle face à la tradition.
“Je vais, moi aussi, suivre ce que dicte mon cœur, tout comme vous l’avez fait autrefois. Je vais parcourir le monde pour trouver mon propre Mukuruweini.”
Femmes Kikuyu
Célébrant l'union des Neuf, le récit s'achève sur la cérémonie du partage du haricot, métaphore de la vie partagée, de la parité et de la perpétuation de l'héritage matriarcal. À travers ces pages, Ngugi wa Thiong'o ravive le récit originel du monde, des relations humaines, de l'égalité entre les femmes et les hommes et du respect de la terre nourricière.
“Et la femme, en qui coule la vie, qu’il s'agisse d’un garçon ou d’une fille, pendant neuf mois, mérite révérence. La femme est la mère de la vie, Car elle est celle qui porte la matrice de vie. La femme est porteuse de la création. À elle, nous devons gratitude.”
Une cérémonie qui rappelle aussi les fondamentaux de ces nouvelles dynasties : l'importance de la terre, le devoir de créer une descendance, et l'honneur dû à la femme. Ce livre, écrit comme un conte initiatique, genre abondant dans la tradition littéraire et orale africaine, vient nous réconcilier avec une vision ancestrale de la création du monde, des relations humaines, du sacré et de la nature qui nous offre un foyer et le fruit de ses pâturages pour nous nourrir.
L'exploration de l'universel sacré
L’un des moments les plus solennels de ce livre se trouve au chapitre 2, nous rappelant que quelle que soit notre croyance, notre religion, notre relation au sacré, la recherche ou la reconnaissance du “Bienfaiteur Suprême” est la même. Un message universel qui nous rassemble sous la même humanité.
“Dieu a beaucoup de noms, et ils désignent tous le bienfaiteur suprême”.
Par ailleurs, l’écriture offre une puissante musicalité. Lisez à voix haute et ayez l'oreille attentive. Au-delà des enseignements, vous percevrez la musique divine de la poésie qui élève ce texte à un échange entre vous et votre fort intérieur, vous invitant à poser un nouveau regard sur le monde qui vous entoure et sur celui qui vous constitue.
Je vous invite à lire cet ouvrage, qui nous raconte avec poésie et malice comment tout a commencé… et qui nous rappelle que demain, tout reste à construire.
Le Temps s'écoule comme un fleuve sans fin.
Temps Hier devient Temps Aujourd'hui, Temps Aujourd'hui devient Temps Demain. Maintenant est Maintenant et n'est pas Maintenant parce que le Temps ne s'arrête pas.
Hier est Hier et n'est pas Hier parce que le Temps ne s'est pas arrêté. Demain est Demain et n'est pas Demain parce que le Temps ne s'arrêtera pas. Le Jour est l'union ininterrompue d'Hier, Aujourd'hui, Demain.
Aujourd'hui provient d'Hier, portant Demain en son sein; l'enchevêtrement du Temps. Le passé et le passé du passé, et le futur du futur, sont un continuum : le Cercle de la Vie.”
"Les Neuf Parfaites" est un hymne à la culture et à l'identité, un voyage au cœur de l'âme Gikuyu qui résonne bien au-delà des frontières du Kenya. Ngugi wa Thiong'o, en véritable artisan des mots, façonne une œuvre qui est à la fois un retour aux sources et un legs pour les générations futures.