Article rédigé par Meriyem KOKAINA
« Quand on possède de l’or, on le considère trop souvent comme du cuivre »
La recherche d’un roman en français écrit par un auteur éthiopien n’est pas chose aisée… l’amharique nous sépare mais rendre possible une rencontre impossible est un défi que je compte relever avec la plus grande grâce littéraire... J’en fais trop mais ça fait du bien ^^.
Je suis donc de retour dans ma bibliothèque parisienne préférée du 20e arrondissement. Cet antre magique rempli de trésors de littérature. Le sourire des bibliothécaires m’attire vers elle comme un tournesol face aux chauds et chaleureux rayons de soleil. Elles me conseillent en cœur l’auteur impubliable Sehbat Guèbrè-Egziabhér, le sans tabou, le censuré. Elles me tendent les Nuits d’Adis-Abeba, premier roman publié de l’amharique au français. Voyez, le défi est relevé, la rencontre impossible n’est plus, le français m’a lié à la littérature éthiopienne.
Réconciliation faite, découvrons ce que les Nuits d’Addis- Abeba a à nous offrir.
Les portes de la maison close de Mammit dans le désert de Woubé s'ouvrent aux hommes pleins désirs explosifs et multiples. Ces hommes venant jouir des plaisirs éphémères en compagnie de filles qui ont trouvé refuge dans cette maison…
Je comprends, au fur et à mesure de la lecture pourquoi l'on décrit Sehbat Guèbrè-Egziabhér comme un "auteur impubliable" … En effet, le choix de ses mots est intense et cru. Aucun tabou, aucun non-dit, aucun détournement. Il raconte le rapport entre ses hommes qui ne voient en ces filles que chair et imagine les détails les plus sordides de ces relations. De l’autre côté, ces filles répondent à la satisfaction de leurs clients pour en assurer la régularité et donc une entrée d’argent continue.
« On se rend dans le quartier Dedjatch Woubé pour tromper la solitude. En venant seul, on rencontre d’autres types fuyant pareillement leur solitude. Pour rencontrer des filles assises avec leur propre solitude. Des amitiés se nouent entre les hommes, et des amours avec les filles. Ou des haines. La haine est comme l’amour. Elle nous fait échapper à notre isolement »
Dans tout ce désordre sexuel, les filles de Mammit sont courtisées et séduites. Finalement on s'aperçoit que l’acte sexuel en soit n’a pas grande valeur ni intensité sans charme et séduction au préalable, particulièrement dans une maison close.
« Il sourit à nouveau. Il a l’air de planer. Mais quand il observe les filles avec gourmandise, une certaine lumière jaillit de son regard et gagne leurs yeux, leur corps tout entier avec une ardeur et une sorte d’amour qui les poussent impérieusement vers lui … »
Les proses et déclaration d’amour ne manque pas à leur égards. Que ne dirait pas un homme pour obtenir les faveurs charnelles d’une femme?
« Une grâce et une beauté pareilles ne peuvent être le privilège d’un seul. Dieu a été généreux avec toi, toi aussi du tu dois être généreuse. Chère splendeur, je vais sortir et revenir par la porte de derrière. Dis-moi oui, je t’en supplie ».
Au fur et à mesure de la lecture, on quitte le langage cru pour un langage bienveillant, mature et apaisé. Je ne m’y attendais pas particulièrement mais j’en suis profondément réjouie. Cela est peut-être naïf de ma part, mais se limiter à l’aspect pur de la sexualité me dérangeait un peu. J’étais curieuse de savoir ce qu’il pouvait s’y ressentir au-delà.
Je découvre des relations amoureuses qui naissent, des promesses qui se font et défont, de l’intensité, de l’amour inexplicable, fou et fusionnel. Je découvre aussi une bataille pour la dignité, le respect.
« Si elle se comporte en lady, c’est justement parce que Berhanou la traite en lady et qu’elle en oublie son statut de tout le monde. Si tu crois que la prostitution est comme la saleté ou comme une cotte de mailles, songe au cran qu’il faut pour se débarrasser de cette souillure ou pour déchirer l’armure »
Je découvre aussi des prostituées qui n’ont plus foi en l’avenir, qui en ont peur, entre vieillesse et manque de perspectives, ces beautés d’antan, rendant les hommes fous de désirs, seront celles qui se faneront le plus vite.
«N’oublie pas l’humour et la tristesse, le rire et les larmes, la vérité et le mensonge, le rêve et la réalité. Attache le flambeau de la vie avec la corde de l’amour et de la haine et embrase le tout avec le feu du temps qui passe».
Une belle lecture dont je retiendrai le courage de ces femmes et hommes qui ont vu en elles plus que le métier qui les a choisis. Je retiendrai également une phrase qui, je pense, reste à méditer:
« Quand on possède de l’or, on le considère trop souvent comme du cuivre »