Article rédigé par Meriyem Kokaina
“Lorsque l’Alliance avait, en une seule nuit, fait tomber ce qu’il restait des régimes issus de l’ère coloniale, le monde en était resté bouche bée”
Bienvenue à Katiopa. Nous en sommes en 2124, en territoire africain. La majeure partie du continent s’est unifiée il y a tout juste 5 ans. Après deux Chimurenga (révolutions) et plusieurs tentatives de restructurations politiques, le phénix africain renaît de ses cendres pour atteindre de nouveau son apogée, sa place tant méritée dans l’ordre mondial.
“Le Lion avait trop longtemps revêtu la peau de mouton”
Une vue d'une rue animée de Birnin Zana, capitale du Wakanda ( Black Panther Marvel)
Dans ce nouveau monde, l’Europe s'effondre, à bout de souffle et en implosion face à ses débats internes et à l’immigration massive l’ayant rongé de toute part, jusqu'à la moelle de sa culture.
“Or, le pays, qu’avaient quitté leurs ancêtres s’était transformé, si bien qu’il ne s’y trouvait pratiquement plus de populations présentant leur physionomie. Leur langue elle-même, le fulasi, y était moins parlée que d’autres. Après s’être imposés dans la cour de récréation, le soninké et le darija ne se contentaient plus de saupoudrer leurs épices sur l’idiome canonique, lui disputant désormais son statut officiel”
C’était de nouveau au tour des ressortissants européens de migrer massivement vers d’autres terres offrant les opportunités que le sol de leurs racines ne leur permettaient plus. Ils se dirigent donc vers Katiopa. Cependant, la fédération-Etat n'avait pas des airs d’Ellis Island. L'accueil qu’ils ont eu était à l’image de l’héritage d'oppression causé par leur civilisation. Au sein du continent unifié, le panache du colon n’avait plus lieu d’être, ils étaient désormais des Sinistrés et leur civilisation en voie de disparition.
REUTERS/Damir Sagolj/Files
En parallèle, au sein de Katiopa, une nouvelle civilisation africaine naissait. Une civilisation libérée des chaînes mentales, économiques et politiques qui l'empêchaient d’être pleinement elle-même: libre, indépendante, riche et puissante. Cette nouvelle civilisation a reconstruit un système de pensée propre à sa culture, à sa philosophie, à sa société, à son essence profonde. Elle avait mit fin au viol de son imaginaire. Elle met fin au nom Afrique, elle est désormais Katiopa, le continent unifié.
“(Katiopa) avait conçue pour être un miroir dans lequel chacun reconnaîtrait son visage”
Léonora Miano décrit cette nouvelle fédération-Etat d’une manière complexe et réaliste. En effet, elle crée un environnement culturel, politique et social fondé sur des réalités africaines. Le récit est imprégné de notions historiques et culturelles de l’ensemble du continent.
Photo by Nicholas Burrough, courtesy of Vlisco.
“Les membres du Conseil étaient originaires des neuf grandes régions intégrées de Katiopa”
“Mokonzi, mwasi, bandeko, nzela, Nzambi…” Qu’entendons-nous ? Des mots en lingala. Eh oui, Katiopa prend forme autour du vocabulaire politique du Royaume Kongo. Et vient aussi puiser inspiration dans d’autres grandes civilisations africaines telle que la mandingue. En effet, le récit commence en pleine célébration de San Kura, mot qui signifiant Le nouvel an en bamanankan - bambara. Katiopa prend également pour parti de redéfinir le monde selon ses propres mots: "Pongo" pour “Europe” ou encore "Zhonghua" pour la “Chine”. Cette réappropriation culturelle, philosophique et historique permet ainsi de repenser le système économique, politique, et technologique selon ses propres normes: les exemples fusent entre les habitations bioclimatiques, les baburis, servant de transports en commun grâce à un réseau bien relié et dense, les drones et les voitures à hydrogène. Tout ceci, dans un environnement où la spiritualité et les messages de l'invisible sont à iso-valeur du monde rationnel.
Au coeur de cette Afrique nouvelle, une histoire d’amour qui bourgeonne entre Boya, une femme singulière, tant dans son aspect que sa manière de penser. Une femme albinos, à la peau cuivrée, à la chevelure rouge dont le métier consiste à étudier les pratiques des sociétés marginales à Katiopia, notamment les Sinitrés de Pongo et Ilunga, le Mokonzi, chef de la fédération-Etat de Katiopa.
Cet amour-passion inattendu par Boya comme Ilunga viendra ébranler le grand Katiopa en le mettant en face de ses dilemmes, les deux amoureux défendant deux visions opposées du jeune Etat. D'un côté, Ilunga devant veiller à la pérennité de Katiopia tout en assurant sa protection et son épanouissement. De l'autre, Boya s'intéressant aux sinistrés, ces marginalisés incompris d'un ancien temps.
Cet amour nouveau se hisse au rang d’affaire d’Etat. Boya, dite “la femme rouge”, devient un danger pour ceux qui dirigent la fédération. Les membres de l’Alliance, dont Igazi responsable de la sécurité intérieure et chef d’Etat-Major, estiment que toute tolérance aux sinistrés, serait un danger imminent à la cohésion de l’Etat. La raison, les Sinistrés, ces européens exilés, dont les fulasis et les igrisi en majeure partie, sont réfractaires à tout projet d’assimilation et après tout portent en eux l’histoire des anciennes puissances coloniales, rapaces, pouvant s'immiscer dans les moindres failles de Katiopa pour récupérer leurs forces passées et continuer leur entreprise d’oppression.
“les Sinistrés se réclamaient d’un ailleurs, ne parlaient pas les langues régionales, ne souhaitaient pas que leur progéniture soit éduquée dans les écoles de L'État”
Dans ce nouvel état démocratique, la fragilité reste palpable. En effet, l’unification a été un long chemin et reste loin d’être achevée, tant certains Etat africains restent réticents à s’y joindre. Ainsi tout risque au projet est considéré comme un danger à éliminer.
“La conclusion d’Igazi était simple : un faible nombre de ces Sinistrés, c’était déjà trop. On ne pouvait absorber ces gens, comme le disait Ndabezitha, sans être transformé par eux. S’il fallait aujourd’hui se fermer un temps aux influences extérieures, retrouver au fond de soi la puissance dont on avait longtemps perdu la trace, c’était bien parce qu’un Jour, les ancêtres de ces gens avaient fondu sur le Continent tels des rapaces affamés“
C’est Boya qui sera tenue responsable de ce débat sans fin qui opposera Ilunga et Igazi: deux visions diamétralement opposées sur le traitement qui devra être appliqué au Sinistrés pour assurer la protection et le développement de Katiopa.
Tous les moyens seront bons pour éliminer les risques contre Katiopa, mais où est le plus grand danger : les Sinistrés ou Boya ?
Le plus grand danger devra être éliminé…mais lequel le sera ? A vous de le découvrir...
Vlisco
C’est une lecture fascinante et complexe que Léonora Miano nous propose. Le style d’écriture est très clair et bien écrit, rendant le récit très fluide et structuré. Néanmoins sa complexité réside dans toutes les notions culturelles qui construisent le récit. Avoir une connaissance de l’histoire de l'Afrique et de ses sociétés pour cerner l’intrigue dans sa globalité sera essentiel. A défaut, les moteurs de recherches seront vos meilleurs supports pour décortiquer ce complexe récit. En parallèle, à la fin du livre est proposé un glossaire non-exhaustif avec quelques définitions du vocabulaire des différentes langues africaines utilisées dans le récit.
C’est un long roman, écrit avec beaucoup de détails et de finesse. J’étais davantage intéressée par l’objet politique du livre plutôt que l’émoi autour de l’histoire d’amour. Néanmoins, cette dernière, met sur la table les dérives du l’hermétisme culturel et identitaire. Ce roman est essentiel et ambitieux car il nous permet de nous projeter et d'interroger les limites de l’utopie africaine comme décrite et souhaitée, et qui, même à son apogée, devra faire face à des dilemmes fondamentaux et à repenser son rapport au monde. Le livre de Léonora Miano est plus qu’un récit, ou une simple intrigue, il me semble que c’est un outil de travail politique qui permet de penser la construction d’une nouvelle civilisation africaine et du projet utopiste dans lequel elle souhaite s’insérer, avec ses avantages et inconvénients, avec ses exploits et ses échecs et surtout la volonté de toujours évoluer et d’assurer la grandeur du continent africain.
“Il était impossible de recréer ces vieilles civilisations, mais on pouvait en façonner une autre“