Depuis deux semaines, je vis une aventure incroyable en Afrique du Sud. Mon périple est rythmé par des conférences enrichissantes, des visites dans les sièges d'institutions africaines et internationales, ainsi que des immersions au cœur des rédactions journalistiques et médiatiques. Tout cela se déroule dans les quartiers résidentiels et sophistiqués de la périphérie de Johannesburg. Mes yeux s'illuminent devant la beauté de ce pays, mais je reste lucide et consciente de la période sombre et douloureuse de son histoire : l'apartheid. Bien que révolue, cette époque continue de façonner la société sud-africaine actuelle.
Avant de quitter cet incroyable pays pour Paris, je décide de pousser les portes du Musée de l'Apartheid à Johannesburg.
Blanc ou non-blanc :
Dès mon arrivée, les Piliers de la Constitution s'érigent devant moi, portant les inscriptions Democracy, Equality, Reconciliation, Diversity, Responsibility, Respect, et Freedom. Ils se dressent fièrement, symboles des valeurs universelles et démocratiques.
Lorsque je me procure mon ticket, une surprise m'attend : je suis aléatoirement assignée à la catégorie "blanc" ou "non-blanc". C'est une représentation frappante des classifications raciales de l'époque de l'apartheid. Le musée recrée ainsi l'expérience de la ségrégation à travers deux entrées distinctes, en fonction de la catégorie attribuée. Cette mise en scène me plonge immédiatement dans l'atmosphère lourde et oppressante de cette période historique. Les pièces d'identité exposées, avec leurs couleurs, formes et signes distinctifs, sont des témoignages silencieux de la classification raciale et sociale.
Dans des grandes cages, se trouvent ces pièces d'identité qui, par leur forme, leur couleur ou leurs signes, assignent chacun à sa catégorie raciale et sociale. Ce premier couloir est étroit, mais l'intensité et la solennité de la visite commencent déjà à se faire ressentir. Accompagnée de deux amis, nous sommes déjà plongés dans le silence, les yeux levés vers le ciel, contemplatifs devant l’œuvre cruelle de l'homme sur cette terre.
Après avoir été séparés en raison de la couleur de peau qui nous avait été assignée par nos tickets d'entrée, nous nous retrouvons à l'extérieur, et à notre gauche, un couloir de pierres retenu par un grillage en fer attire notre attention. Ces pierres sont en réalité un hommage aux milliers de mineurs qui travaillaient sous terre à la recherche de l'or, métal précieux qui a plongé le pays dans l'histoire sombre de l'apartheid. Tout cela pour de l'or... Encore une fois, l'histoire se répète, avec la cupidité pour point de départ.
Je poursuis ma marche dans une allée bordée de miroirs sur lesquels sont représentées des personnes grandeur nature, incarnant les descendants des immigrants venus s'installer à Johannesburg à partir de 1886, après la découverte de l'or dans les terres du Witwatersrand. Ces miroirs sont là pour illustrer la mixité des communautés raciales vivant en harmonie, avant l’avènement de la ségrégation et de l'apartheid, destinés à empêcher cette mixité.
Les débuts de l'expropriation des terres
À gauche de cette allée, une présentation est dédiée aux populations natives d'Afrique du Sud, les San. Leur mode de vie est d'ailleurs largement documenté au Musée des Origines de la ville. Les premiers couloirs exposent leur art, reflétant leur mode de vie et leur philosophie. Puis, dans la dernière alcôve, une photographie de prisonniers /Xam, reconnus coupables de "vol de bétail" et détenus au poste de détention de Breakwater au Cap en 1871, attire mon attention. Au-dessus, il est inscrit : “What are you doing on my land? You have taken all the places where the eland and the other game live”.
L'histoire de l'expropriation des terres commence ici, avec des répercussions et des conséquences encore poignantes aujourd'hui.
Mon sang ne fait qu'un tour...
Après avoir admiré le panorama sur la ville de Johannesburg, évoquant les lieux de transformation de l'or, mais aussi là où tous les chercheurs de fortune venaient s'installer, je réalise l'ampleur du phénomène. Avant de porter le nom de Johannesburg, la ville était connue sous le nom Zulu d'Egoli, signifiant "le lieu de l'or".
Je dévale rapidement les escaliers pour atteindre la partie intérieure du musée qui traite de la mise en place du système d'apartheid. Le début de la visite s'ouvre sur l'arrivée progressive des Néerlandais, devenus Afrikaners, sur le sol africain.
Le début de la visite s'articule autour de l'histoire fascinante et complexe des colons néerlandais, plus tard connus sous le nom d'Afrikaners, en Afrique du Sud. Pour ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances sur l'histoire de l'Afrique du Sud et l'apartheid, cette partie de l'exposition est incontournable.
L'arrivée des Néerlandais
L'arrivée des Néerlandais au milieu du XVIIe siècle, menée par Jan van Riebeeck en 1652, marque un tournant dans l'histoire du pays. Employé par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, van Riebeeck a établi un poste de ravitaillement au Cap de Bonne-Espérance, jetant ainsi les bases de la présence européenne dans la région. Cette période est cruciale pour comprendre les origines de l'apartheid et son ancrage dans l'histoire sud-africaine.
La rivalité entre Britanniques et Boers atteint son apogée lors de la Guerre des Boers (1899-1902), un conflit sanglant qui oppose les républiques boers aux forces britanniques. Cette guerre se termine par le traité de Vereeniging, garantissant l'autonomie des républiques boers au sein de l'Empire britannique. Deux figures émergent de cette période : Jan Smuts et J.B.M. Hertzog, qui joueront un rôle déterminant dans la mise en place du système d'apartheid.
Cependant, la visite révèle également les contradictions et les ambiguïtés intellectuelles de ces leaders, notamment Jan Smuts et sa vision des populations noires sud-africaines. Bien qu'il prône leur civilisation, il craint également leur nombre et voit dans l'octroi de droits une menace pour son projet politique. Ces aspects sont abordés avec un ton critique, mettant en lumière les racines profondes du racisme et de la ségrégation.
Le XIXe siècle voit également le déplacement des Boers vers l'intérieur des terres, entraînant la Grande Trek et la création de nouvelles républiques. Cette période est illustrée par des films de propagande, tels que "Bou van'n Nasie", mettant en scène l'histoire des Boers de manière romancée et biaisée. Ces œuvres reflètent l'influence de la propagande et de la désinformation sur la société, soulignant l'importance de construire notre propre narration.
La naissance de l'ANC et de la résistance
La lutte contre l'apartheid commence dès les années 1940, avec la création de la Ligue de la jeunesse de l'ANC et l'émergence de figures emblématiques telles que Nelson Mandela. Le modèle de résistance pacifique de Gandhi en Afrique du Sud est également mis en avant, inspirant de nombreuses générations de militants.
Cette partie du musée offre un aperçu détaillé et critique de l'histoire de l'Afrique du Sud, essentiel pour ceux qui cherchent à comprendre les origines et les impacts de l'apartheid. Il souligne l'importance de la connaissance historique et de la remise en question des narrations biaisées pour construire un avenir plus équitable et inclusif.
Les lois de l'apartheid
En 1953, le régime de l'apartheid en Afrique du Sud a mis en place un arsenal législatif draconien visant à systématiser la ségrégation raciale et à asseoir son contrôle sur l'ensemble de la population. L'effet immédiat a été de cloisonner chaque groupe racial dans son propre univers, créant ainsi des mondes parallèles qui ne devaient jamais se croiser.
Au cœur de ce dispositif se trouvait la Population Registration Act (1950), qui imposait une classification raciale à tous les citoyens, de manière arbitraire et intransigeante. Cette loi a servi de fondement à toute une série de mesures discriminatoires, dont le Group Areas Act (1950). Cette dernière a créé un système de zones résidentielles séparées, interdisant aux personnes de différentes races de cohabiter. Sophiatown, un quartier autrefois métissé, a ainsi été vidé de sa substance, ses habitants déplacés de force.
L'Immorality Act (1950) a introduit une interdiction stricte des relations sexuelles et des mariages interraciaux, entraînant une véritable chasse aux couples mixtes. Les policiers n'hésitaient pas à espionner les intimités, prêts à intervenir au moindre soupçon.
La Separate Amenities Act (1953) a érigé des barrières infranchissables entre les races, même dans l'utilisation des équipements publics tels que les parcs, les plages ou les toilettes. C'était le petit apartheid, insidieux mais tout aussi humiliant.
La Bantu Education Act (1953) a scellé le sort des populations noires en matière d'éducation, les cantonnant à un système éducatif de seconde zone, conçu pour les maintenir dans un état de subordination perpétuelle.
C'est dans ce contexte que le Congrès panafricaniste (PAC) a vu le jour, en réaction à la politique d'alliances de l'ANC, jugée trop conciliante. Sous la houlette de Robert Mangaliso Sobukwe, le PAC a prôné un retour aux sources, une Afrique aux Africains, en rupture totale avec la vision inclusive de l'ANC.
En 1959 et 1960, la violence a éclaté, culminant avec le massacre de Sharpeville en mars 1960. La répression qui a suivi a été impitoyable, l'ANC et le PAC interdits et leurs leaders emprisonnés.
Ainsi, l'histoire de l'Afrique du Sud a été marquée par la brutalité du régime de l'apartheid, mais aussi par la résilience et le courage de ceux qui ont choisi de lui résister, armés de la conviction que l'injustice ne pouvait durer éternellement.
La vie sous appartheid
Je pourrais vous en parler en détails, mais les tristes images parlent d’elles mêmes...
La fin de l'apartheid
La période de l'apartheid en Afrique du Sud a pris fin au début des années 1990, une époque marquée par des événements historiques tels que la libération de Nelson Mandela en 1990. Après des années de lutte et de résistance, des négociations politiques ont finalement ouvert la voie à des élections démocratiques en 1994. Ces élections ont été un moment décisif dans l'histoire du pays, voyant Mandela devenir le premier président noir de l'Afrique du Sud et symbolisant la fin de décennies de ségrégation raciale et d'oppression.
Cette transition pacifique vers la démocratie a été célébrée dans le monde entier et a marqué le début d'une nouvelle ère pour l'Afrique du Sud. Elle a ouvert la voie à la construction d'une société plus égalitaire, cherchant à effacer les inégalités et les discriminations héritées de l'apartheid.
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L'afrique du sud aujourd'hui
L'Afrique du Sud d'aujourd'hui est donc un pays de contrastes. D'un côté, il y a les quartiers modernes, les infrastructures développées et les discours sur la "nation arc-en-ciel", symbole d'unité et de diversité. De l'autre, il y a l'ombre persistante de l'apartheid, les inégalités criantes et les défis socio-économiques qui restent à relever.
Cependant, le chemin vers la réconciliation et l'égalité s'est avéré difficile et semé d'embûches. Même si l'apartheid est officiellement terminé, ses séquelles sont toujours profondément ancrées dans la société sud-africaine.
Selon un rapport de la Banque mondiale, l'Afrique du Sud est l'un des pays les plus inégalitaires au monde. La "race" continue de jouer un rôle déterminant dans une société où une petite partie de la population possède une part disproportionnée des richesses. Trente ans après la fin de l'apartheid, les inégalités raciales demeurent une réalité persistante, affectant l'accès à l'éducation, les opportunités d'emploi et la distribution des ressources.
Le taux de chômage, en particulier parmi les jeunes, est alarmant, avec plus de 85% des jeunes sans emploi. Cette situation reflète non seulement les inégalités économiques, mais aussi les obstacles persistants à l'insertion sociale et professionnelle pour les populations noires et métisses
Le devoir de mémoire
En définitive, bien que des progrès significatifs aient été réalisés depuis la fin de l'apartheid, la route vers une société véritablement égalitaire et juste est encore longue et semée d'obstacles. L'Afrique du Sud continue de lutter contre les vestiges de son passé, cherchant à construire un avenir meilleur pour tous ses citoyens.
Au fil de ma visite, les larmes ont coulé, traduisant une tristesse profonde et une connexion intime avec les histoires douloureuses que j'absorbais. La colère s'est emparée de moi, me serrant la gorge à la vue de ces cordes pendues, vestiges silencieux d'un temps révolu. J'ai senti une nausée m'envahir devant les cellules exiguës, témoins de tant de souffrances.
Face aux vidéos retraçant la fin de l'apartheid, je suis restée muette, absorbée par l'ampleur du chemin parcouru. J'étais à la fois brisée par la douleur de notre peuple et remplie d'une détermination nouvelle.
Cette visite a été un rappel puissant : il est grand temps que nous reprenions le contrôle de notre récit. Un récit qui parle de résilience et d'une force inébranlable, peu importe les épreuves traversées. Nous sommes un peuple fier, et cette fierté, loin d'être ébranlée, n'a fait que se renforcer face à l'adversité. Car, malgré tout ce qui nous a été infligé, nous sommes toujours là, debout, avec une force et une fierté à toujours vivre avec notre dignité.
Quelques recommandations de lecture pour en savoir plus sur cette période de l'histoire
Voici quelques recommandations de lectures pour mieux comprendre, à travers quelques témoignages et romans de la complexité de cette période historique. Chacun de ces livres offre une perspective unique sur l'Afrique du Sud, que ce soit à travers le récit personnel, la fiction ou l'analyse sociale.
- "Disgrâce" de J.M. Coetzee : Un roman profond qui explore les changements en Afrique du Sud post-apartheid, récompensé par un Prix Nobel.
- "Long Walk to Freedom" de Nelson Mandela : Les mémoires inspirantes du premier président noir de l'Afrique du Sud et figure emblématique de la lutte contre l'apartheid.
- "Mère à mère" de Sindiwe Magona : Un roman poignant qui tente de donner un sens à un acte de violence tragique en Afrique du Sud, en explorant les vies des deux mères impliquées, l'une noire, l'autre blanche.
- "Trop noir, trop blanc" de Trevor Noah : Une autobiographie drôle et émouvante qui raconte l'enfance de l'auteur en tant que métis en Afrique du Sud pendant l'apartheid.
Et surtout, bonne lecture !